Parfois, un seul nom résume l'histoire d'une région. En Alsace, celui des Boecklin ou Bœcklin, traverse les siècles comme un fil rouge, tissant des liens entre le pouvoir local, la spiritualité et la résistance. Leur saga commence à Orbey et se déploie dans toute la région, offrant un fascinant contrepoint aux célèbres affaires de sorcellerie qui ont marqué la même période.
L'émergence d'une dynastie (XIIIe-XVe siècle)
L'ascension des Boecklin débute véritablement au XIIIe siècle lorsqu'ils deviennent ministériels des Habsbourg. Leur pouvoir s'étend progressivement sur la seigneurie de Hohnack, dont le château impose leur autorité sur la vallée. Au XIVe siècle, ils acquièrent le château du Hohnack par mariage, faisant de cette forteresse imprenable le symbole de leur puissance naissante. Leur influence territoriale ne cesse de croître : ils deviennent baillis de Ribeauvillé, accroissant leur emprise sur le centre de l'Alsace.
L'âge d'or et la conversion stratégique (XVIe-XVIIe siècle)
Le XVIe siècle marque un tournant décisif. Les Boecklin comprennent avant beaucoup d'autres la portée politique de la Réforme protestante. Leur conversion au luthéranisme en 1570 n'est pas seulement une affaire de conscience : c'est un calcul politique brillant qui leur permet de s'allier avec les autres princes protestants de la région tout en maintenant des relations avec le pouvoir catholique des Habsbourg.
Cette période voit leur influence atteindre son apogée :
- Jean-Jacques de Boecklin (1540-1605) devient le conseiller privé du duc de Württemberg
- Ils étendent leurs possessions à Wihr-au-Val et Soultzbach-les-Bains
- Leur réseau d'influence couvre toute l'Europe protestante
- Le grand jeu entre France et Empire (XVIIIe siècle)
Le Siècle des lumières consacre l'art du double jeu des Boecklin. Alors que l'Alsace est devenue française, la famille maintient des liens étroits avec le Saint-Empire. Leur chef-d'œuvre diplomatique : servir simultanément la France et les princes allemands.
Jean de Boecklin (1698-1782) incarne cette stratégie à la perfection :
- Lieutenant général des armées du roi de France
- Gouverneur de Landau pour le compte de l'Electeur palatin
- Seigneur de Boecklinsau, Hohnack et autres terres
Son fils, Frédéric de Boecklin (1745-1813), pousse l'audace encore plus loin : colonel au service de la France, il devient en parallèle chambellan de l'Electeur de Trèves. Cette position unique leur permet de naviguer entre les puissances et de préserver leurs terres, quel que soit le vainqueur des conflits qui déchirent l'Europe.
L'œuvre bâtie et spirituelle
Au-delà du pouvoir politique, les Boecklin laissent une empreinte durable sur le paysage alsacien :
- Reconstruction du château de Hohnack après sa destruction partielle
- Fondation d'églises et d'écoles protestantes
- Mécénat artistique et intellectuel
- Développement économique de leurs seigneuries
La Révolution et la métamorphose (XIXe siècle)
La tourmente révolutionnaire aurait dû signer leur fin. Elle fut au contraire l'occasion d'une remarquable métamorphose. Si leurs privilèges disparaissent, les Boecklin savent rebondir grâce à leur réseau et leur éducation. Leur secret : une capacité d'adaptation héritée de siècles de navigation entre les pouvoirs.
Au XIXe siècle, on les retrouve :
- Dans la haute administration française
- Dans la diplomatie européenne
- Dans les affaires et l'industrie naissante
L'héritage des Boecklin
Aujourd'hui, leur trace est partout en Alsace : dans les archives, les châteaux, les noms de lieux. Leur histoire nous rappelle que l'identité alsacienne s'est construite dans cette capacité à synthétiser les influences, à vivre entre deux mondes sans se diviser. Alors que l'ombre des bûchers de sorcellerie planait sur la région, les Boecklin incarnaient une autre Alsace : celle du pragmatisme et de la stabilité. Leur parcours forme un passionnant contrepoint aux célèbres affaires de sorcellerie alsaciennes qui révèlent, elles, une face plus sombre de notre histoire régionale.
